lunes, enero 23, 2006

Le Nouvel Observateur: Le déni de Franco, par Javier Marías

Les Espagnols, aussi, ont un problème de mémoire collective. Trente ans après la mort du Caudillo, l'inventaire de la dictature n'est pas fait, s'indigne le romancier.

Sous le franquisme


Quand Franco est mort, j'avais 24 ans. Quand on est enfant, on a moins conscience des périodes politiques, mais dès mon plus jeune âge j'ai entendu mes parents et mes grands-parents parler des horreurs de la guerre civile. Je savais que mes parents n'appartenaient pas au parti des vainqueurs ; qu'il y avait des choses qu'on ne pouvait pas dire en dehors de l'environnement familial, ni à voix haute ; qu'il existait des désaccords politiques entre mes parents et certains de mes oncles. Un jour, pendant le déjeuner, j'ai demandé à mes parents si, bien qu'on ne doive jamais se réjouir de la mort de personne, ils se réjouiraient que Franco meure. Je garde en mémoire le visage horrifié de ma mère parce que la bonne qui servait à table était présente.

Une fois à l'université, j'ai participé, dans la mesure du possible, à des manifestations, à des « commandos de rue » et à des distributions de tracts en sachant que si l'on était pris on risquait la prison. En tout cas, ce qui a toujours été clair pour moi, c'est que du franquisme on ne pouvait attendre que de la peur et des mauvais traitements. Je l'ai profondément détesté, toujours. Outre que c'était une dictature, le franquisme était sombre, médiocre, corrompu, abusif et inefficace.

Mémoire collective

A la différence de ce qui s'est passé après guerre en France, en Italie ou en Allemagne, il n'y a jamais eu en Espagne de sentiment de honte nationale par rapport au franquisme. La majorité des franquistes ont « cessé de l'être », tranquillement, quand cela leur a convenu, sans ressentir le besoin de l'abjurer formellement ni de répondre de ce qu'ils avaient fait pendant la longue dictature. En disant « répondre », je ne veux pas dire judiciairement, ce dont il n'a jamais été question, mais ne serait-ce que dans la presse, par exemple, pour les individus qui y paraissaient parce qu'ils étaient célèbres. Au contraire : quiconque le voulait a pu s'inventer impunément une « biographie fiction ». Le cas de Camilo Cela, le dernier prix Nobel espagnol, est exemplaire. Pendant la guerre, il a fui Madrid pour rejoindre le parti franquiste ; il s'est proposé à la police comme délateur de « rouges » ; durant l'après-guerre, il a été censeur ; il a écrit un roman pour le dictateur vénézuélien Pérez Jiménez ; et j'ai un livre de lui, que j'ai acheté chez un marchand de livres anciens, dédicacé de sa main à Millán Astray, le fondateur de la Légion, comparse de Franco et célèbre pour son cri de «Viva la muerte!» ; dans cette dédicace, Cela le qualifie de «père très admiré». Pourtant, durant la transition, Cela a pu raconter que s'il avait combattu dans les rangs franquistes, c'est uniquement parce que le début de la guerre l'avait surpris en Galice et qu'il n'avait pu faire autrement. Toute sa vie, il s'est vanté d'être un dissident. Et tant d'autres comme lui.

Silence


Le pacte de silence sur quarante ans de franquisme était probablement inévitable. Les gens ont tendance à oublier que Franco est mort dans son lit, le 20 novembre 1975, avec tout son pouvoir intact entre ses mains et celles de ses acolytes. La dictature aurait pu continuer si le roi n'avait pas été un monarque démocrate. Si le régime de Franco a accepté - comme on l'a dit à l'époque - de se faire un hara-kiri politique, ce fut en échange de bien peu de chose. Si quelques années après la mort de Franco on avait essayé de traduire en justice des responsables du régime, il se serait produit une involution immédiate et une terrible répression, et peut-être une effusion de sang considérable. Même si cela supposait une grande injustice pour les victimes du Parti républicain, je pense que c'est ce qu'on pouvait faire de plus sensé à ce moment-là.

Pour la plupart des Espagnols, Franco est un parfait inconnu. Incroyable est l'ignorance qu'on a de lui et de son interminable dictature. Sitôt après sa mort, six mois à peine, il nous semblait déjà à tous antédiluvien, loin, plus que lointain. Le désir de l'oublier était si fort, et la société était si en avance sur la politique, qu'en un laps de temps très bref il est devenu le passé. Et je dirais même le passé reculé.

Pour les jeunes de moins de 30 ans, le franquisme est carrément la préhistoire, et quand ils entendent leurs aînés raconter des anecdotes, ils n'y croient même pas. Elles leur semblent presque fictives. Souvent même comiques, toujours grotesques et parfois si horripilantes qu'ils ne les prennent pas au sérieux.

Dictature

Mon père a été arrêté à la fin de la guerre et a passé quelques mois en prison, comme je l'ai raconté de façon romancée dans « Ton visage demain » (tout ce qui y est dit du père du narrateur coïncide exactement avec ce qui est arrivé à mon père). Puis il a subi des représailles professionnelles durant de nombreuses années. Bien sûr, la connaissance de cette réalité m'a influencé et sensibilisé. Malgré tout, je dois dire qu'au-delà de l'histoire personnelle (un de mes oncles, en revanche, a été tué par les « rouges » à 17 ans, sans avoir rien fait) l'important pour moi, c'est la situation et les faits historiques : il y avait un gouvernement légal, le gouvernement républicain. Franco et les militaires ont fait un coup d'Etat qui, parce qu'il n'avait pas réussi dans tout le pays, a déclenché une guerre civile. Ils l'ont gagnée : ils n'ont pas rétabli un régime démocratique... jamais ; même pas la monarchie ; ils ont fusillé des dizaines de milliers de personnes, sans jugement ou avec des farces de justice ; ils ont instauré une dictature cruelle. Comment pouvait-on être de leur côté ? Ce que presque tout le monde a voulu oublier, c'est que la plus grande partie de la société, y compris en Catalogne et au Pays basque, a été de leur côté à partir de 1939 et a collaboré avec ce régime illégal. L'Eglise catholique en tête.

Anniversaire


Le problème est qu'il n'y a pas en Espagne de véritable conscience, profonde, réelle, que le franquisme a été mauvais dans son ensemble, et condamnable. Ou peut-être que si, mais disons que personne n'a assumé ce mal comme son propre mal, personne n'a jamais eu conscience d'être tombé dans la honte. Si bien que les débats actuels à l'occasion de l'anniversaire de sa mort sonnent toujours un peu creux. Il y a eu récemment quelques articles intéressants, mais j'insiste : le pays dans son ensemble ne ressent pas de honte pour ce qui s'est passé, comme en ont en revanche ressenti, à différents moments, la France, l'Italie et l'Allemagne. Mais, bien entendu, la grande différence est que dans ces pays tout s'est terminé, en 1945, par une « libération » et qu'ici, au contraire, tout s'est achevé en 1975, et avec le pouvoir intact entre les mains de ceux qui l'avaient pris en 1939.

J'ai bien peur que l'esprit franquiste n'ait plus profondément pénétré la société espagnole qu'on ne l'admet. Il a pénétré jusqu'à la gauche, qui n'a été que peu démocratique, et aux nationalismes, qui - le basque surtout - ne sont pas du tout démocratiques, même s'ils le sont formellement. Pensez que tant le Parti populaire que le Parti nationaliste basque jugent comme une « offense » que les électeurs ne leur donnent pas le pouvoir tous les quatre ans ; cela ne dénonce-t-il pas un esprit profondément dictatorial ? Et l'attitude de rigueur demeure toujours : «Ici, personne n'a rien eu à voir avec quoi que ce soit.» L'Espagne est dans son ensemble un pays frivole, superficiel et accommodant, politiquement et moralement. N'ayez aucun doute là-dessus. Et je ne crois pas que cela doive s'arranger.

La statue de Franco à Madrid vient seulement d'être enlevée, très discrètement, de nuit. Ce qui est préoccupant, c'est que pendant des décennies personne n'ait osé le faire. Et lorsqu'on l'a fait, non seulement les extrémistes de droite sont sortis des armoires franquistes pour protester, mais le Parti populaire, qui a gouverné pendant huit ans, aussi. Et une bonne partie de la presse madrilène (presque toute, sauf « el País ») a jugé, une fois encore, que c'était une «provocation» et l'«agitation de sentiments enterrés». Il existe un fort franquisme sociologique, pas politique. C'est grave.

Nationalismes

Depuis qu'Aznar et le Parti populaire ont perdu les élections, nombre de ses membres, et nombre de journalistes, semblent s'obstiner à convaincre les gens qu'il faut aller à une nouvelle guerre civile, ou à peine moins. Comme l'Eglise, par exemple, avec sa station de radio, la Cope, qui fait beaucoup penser aux stations serbes et rwandaises juste avant les guerres civiles. Cependant, vous sortez dans la rue et, par bonheur, tout est normal. Les gens ne se montrent pas trop préoccupés par le prétendu démembrement de l'Espagne et approuvent sans angoisse le mariage homosexuel. La société espagnole est à la fois très libérale et très égoïste. Tant que les citoyens ne se laisseront pas contaminer par ce climat d'hystérie que la droite tente de propager, tout se passera bien. Mais il faudrait que les nationalismes catalan et basque cessent de se comporter comme des obsédés en quête de pouvoirs de plus en plus étendus. Ils me rappellent le nationalisme franquiste. Ils semblent en fait en être de véritables héritiers, même s'ils se présentent sous un étendard contraire. Heureusement, notre appartenance fervente à l'Europe, qu'on nous a interdite pendant tant d'années, nous protège de toute tentation de revivals dictatoriaux.

Fiction

Cette dictature a été cruelle mais également médiocre - y compris comme dictature -, pleine de mesquinerie et vide de contenu intellectuel, littéraire et artistique. Elle a été sans grandeur, pas même dans son horreur. Elle a été sinistre et déprimante, petite-bourgeoise, idiote et, dans son aspect mégalomane, tout simplement grotesque. J'ai suffisamment vécu le franquisme pour ne pas avoir besoin qu'on m'en parle à travers la fiction. Il ne m'intéresse pas comme thème romanesque. Et s'il n'est jamais apparu aucun grand roman sur cette période, franchement je ne pense pas que ce soit une grande perte pour la littérature et pour l'Espagne. Un grand roman, en un certain sens, donnerait ses lettres de noblesse à quelque chose qui ne le mérite pas, à aucun titre.

Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet

Traduit de l'espagnol par Jean-Marie Saint-Lu

Le Nouvel Observateur
, n. 2.150, 19-26 de enero de 2006